Avant la Révolution française, la région frontalière autour d’Eupen-Malmedy-Saint-Vith avait largement appartenu aux Pays-Bas méridionaux, également appelés les « provinces catholiques » ou « provinces belges ». Ainsi, dans la logique de l’historiographie nationale du 19ème siècle, l’État belge indépendant reprenait dès 1830 l’héritage culturel des Pays-Bas espagnols et autrichiens. Le fait que l’actuelle Belgique de l’Est ait aussi fait partie en grande partie du territoire historique de la Belgique avant 1815 a été utilisé comme argument pour des revendications territoriales pendant la Première Guerre mondiale et lors des négociations de paix qui s’en suivirent.
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Mona Noé
Son avis :
« Je suis moi aussi originaire d’une région proche de la frontière. L’arrondissement de Schleiden appartenait également aux Pays-Bas autrichiens et aurait éventuellement pu faire partie de la Belgique. Mais l’histoire s’est déroulée différemment [...]. La question se pose pour moi de savoir si les évolutions historiques, et donc aussi le présent, sont prévisibles d’une manière ou d’une autre ou si elles ne sont compréhensibles que rétrospectivement. D’autant plus que l’explication et les perspectives diffèrent si souvent d’une région à l’autre. Ainsi, dans l’historiographie nationale allemande qui m’est familière, on trouve une autre approche de l’historiographie ».
Dans l’historiographie nationale allemande, on trouve une perspective totalement différente. Dans le sillage du romantisme, la notion de Kulturnation avait été forgée. La langue et la culture devaient définir l’appartenance nationale. La région entre Aix-la-Chapelle et le Luxembourg était décrite comme « la région la plus occidentale de la germanité », qui devait faire partie intégrante de la nation culturelle allemande.
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Judith Molitor
Son avis :
« Un État-nation vise à une plus grande uniformité, et cela inclut l’idée que tous les individus d’un groupe linguistique donné devraient presque nécessairement former leur propre État. Qu’ils forment un ensemble, que les différentes langues séparent plutôt qu’elles n’unissent. Un tel modèle suggère un certain ordre face à des États linguistiquement hétérogènes. On sait donc à quoi s’en tenir, non ? En fait, non. Cette équation ne fonctionne pas pour de nombreux pays européens ; il y a toujours au moins une langue officielle, mais aussi au moins une langue minoritaire régionale. C’est le cas de l’Allemagne, mais aussi de ses voisins, comme la Belgique avec sa communauté germanophone à l’est du pays. »
« Les régions autour d’Eupen et de Malmedy ont fait partie de l’Allemagne jusqu’après la Première Guerre mondiale. Pour la région de Prüm, d’où je viens, la petite ville de Saint-Vith joue encore un rôle assez important ; on y va de temps en temps, on y a peut-être encore de la famille éloignée. Est-ce que cela crée un sentiment d’appartenance ? Non, du moins du côté allemand, cela ne va guère plus loin qu’un vague ‘ils ont fait partie de notre pays autrefois’. Et il est toujours amusant d’entendre à la radio (donc à un niveau officiel inhabituel) le dialecte des Cantons de l’Est, qui ressemble tant au Eifeler Platt. La langue commune à elle seule ne favorise donc pas un sentiment de communauté accru. À quoi est due cette absence frappante de lien ? Tout d’abord, il n’est bien sûr pas exclu que quelqu’un ayant des liens personnels plus étroits avec les Cantons de l’Est ou la région frontalière immédiate évalue les faits différemment de moi. Ceci étant dit, cela peut être lié à la situation après la Seconde Guerre mondiale, lorsque pendant des décennies, les États européens ont d’abord traité les événements dans leur propre pays – si tant est qu’ils l’aient fait. Les contacts ou les échanges suprarégionaux n’ont pas joué un grand rôle dans la région rurale de l’Eifel. Et dans les Cantons de l’Est ? »
Ces deux points de vue sont aujourd’hui considérés comme des récits à motivation politique. Elles ont eu recours à des images historiques comme arguments pour des revendications territoriales. Aujourd’hui encore, de nombreux conflits sont justifiés par ces concepts.
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Michel Pauly
Son avis :
« Des parties de cette région (Saint-Vith et les régions situées au nord-est) ont cependant appartenu pendant des siècles au duché de Luxembourg qui, dans le cadre du Congrès de Vienne (1815), a dû céder ses territoires orientaux – outre les régions susmentionnées, également celles qui s’étendaient jusqu’à Bitburg – à la Prusse, afin que Guillaume Iᵉʳ, roi des Pays-Bas unis – Pays-Bas et Belgique actuels, puisse également devenir grand-duc du Grand-Duché de Luxembourg nouvellement créé en 1815. (C’est ce que l’on appelle aujourd’hui dans l’historiographie luxembourgeoise le deuxième partage du Luxembourg, le premier partage ayant déjà eu lieu en 1659 à l’époque des Pays-Bas espagnols). Les Cantons de l’Est actuels n’ont donc pas seulement un passé ‘belge’, mais aussi, en partie, un passé luxembourgeois. Il reste cependant à douter que la population des régions les plus septentrionales du duché de Luxembourg se soit jamais considérée comme luxembourgeoise pendant ses siècles d’appartenance à ce dernier – le passé luxembourgeois de Saint-Vith et de ses environs a duré plus longtemps que son passé prussien/allemand et belge réunis jusqu’à aujourd’hui –, car le sentiment national luxembourgeois est un produit des 19ᵉ et 20ᵉ siècles. »
Aujourd’hui, les historiens considèrent la région sous un angle tout à fait différent : ils voient les actuels Cantons de l’Est comme un entre-deux qui a absorbé les influences tant de l’Allemagne que de la Belgique. Cette région s’est développée en une zone de passage avec ses propres particularités. Le meilleur exemple : vers 1800, la langue écrite allemande ne s’était imposée que dans la partie sud de la région, dans le pays de Saint-Vith. Dans la partie nord, le pays d’Eupen, l’allemand, le néerlandais et le français étaient toujours en concurrence comme langues écrites.